TELE AU ROYAUME DES OMBRES - les humanoïdes associés, 1983 (by N.C)
25 mai 2020 à 14:16,
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TELE AU ROYAUME DES OMBRES - les humanoïdes associés, 1983
L'album de la seule dessinatrice du collectif Bazooka, Olivia Clavel, est devenu rapidement un classique de l'underground graphique. Sorti en 1983 à 5000 exemplaires, distribué dans toute la France et probablement la Belgique mais sûrement pas le Koweit, acheté par tout ce que le pays comptait de jeunes plasticiens et bozartistes de l'époque, l'objet ressemble à un album de bandes dessinées. Jusqu'à la page 8.
Ensuite, faut s'accrocher.
Accrochons-nous.
Le héros de l'histoire - comme son nom l'indique - est une télévision humanoïde fan d'Hergé (des indices subtils sont subtilement déposés dans les cases 1 et 3). Cette tête d'écran (un écran plat, très en avance pour l'époque) parle, dort, fume, on ne sait pas trop par où. C'est en réalité un être humain, doté d'un masque. On comprend qu'il s'agit de l'auteur elle-même.
La silhouette est cependant masculine, habillée façon groupe electro-pop (genre Marquis de Sade ?). Si je prends mon "dictionnaire du look" (Ed.Robert Laffont 2011), il pourrait s'agir du style "butch" : "figure classique de la communauté LGBT, la butch n'est autre que la garçonne de l'entre-deux-guerres, la jules des années 70" (je cite). Comme Gertrude Stein, donc.
Mais ce héros satellisé a lui-même une doublure - son ombre, oui comme dans Lucky Luke sauf que cette ombre-là parle beaucoup.
A un moment, Olivia-Télé-Jo et son sombre double sortent dans les rues vides de Paris; elle pense "je marchais pour la première fois de ma vie dans des rues vides", et rencontre des dinosaures (un peu caoutchouteux, on est pas dans Rahan) qui font "bom bom bom" et à l'occasion citent Jean Genet.
Alors oui, il y a des cases, et même des marges entre (assez maigres), on est en noir et blanc comme dans Tintin en Russie. Dans les cases, il y a des textes, et presque pas de fautes d'orthographe.
C'est une bd mais quand même assez hallucinogène, Olivia n'est pas connue pour son goût de la camomille. En conséquence la lisibilité est assez relative, mais ce n'est pas l'objectif recherché.
Reprenons : Télé + ombre de Télé rencontrent une autre ombre esseulée, il y a un truc comme ça dans Peter Pan, et lui court après car l'ombre est bien roulée.
Elles se retrouvent vite fait à St-Denis et là, normal, "on" lui colle un couteau sous le nez, les banlieues ne comprenaient déjà rien à l'art moderne en 1983.
"On", c'est une "camionneuse" culturiste et sa bande survitaminée.
Vous pourriez penser qu'une camionneuse est une femme qui conduit un camion, mais grave erreur : une camionneuse est "une femme considérée comme lesbienne" m'apprend le dico d'internet. Éventuellement une camionneuse lesbienne peut conduire un camion, mais là ca devient trop chaud.
Bref. Télé est défiée par la chef de la bande. Télé est super costaude (dans sa tête surtout) elle va gagner, mais une musculeuse sexy l'assomme par derrière, pff que c'est petit.
Ayant fait ses preuves, Joe est adopté par le gang mais c'est alors qu'une autre joyeuse troupe féminine, les "Gracieuses" attaque les camionneuses.
Vous suivez ? Ca m'étonne, mais admettons. Je suppose que vous avez l'album sous les yeux, sinon vous devriez.
Ca défouraille de partout, mais personne ne meurt, pas de ça dans l'univers d'Olivia, on s'envoie des mots doux cruels pendant qu'un ankylosaure inverti cite Marcel Proust qui l'était aussi; puis Télé se fait assommé par un clone graphique de Dora Maar dans Picasso, le vrai.
La voilà prise et ligotée, mais l'ombre tendre déjà rencontrée vient lui susurrer à l'oreille qu'elle appartient à une prisonnière enfermée ! Le suspens devient insoutenable, vite, la page 22 !
Page 22, Télé-Houdini s'est libérée, un océan a envahi Paris et elle s'enfuit avec ses copains du Jurassic, poursuivie par les camionneuses et les Gracieuses qui, entre temps, sont devenues les Précieuses. Tout cela l'amène jusqu'en banlieue, ça tombe bien c'est jour de marché, on est toujours sous l'eau, ça ne se voit pas mais c'est pas grave, on est pas chez Nemo, c'est ripaille, les épiciers vendent les livres de Marcel Proust.
MAIS voilà qu'une bande apparentée sandiniste et appelée "les Rockeuses" s'invite dans l'histoire, c'est la quatrième troupe qui entre en scène, je ne sais plus très bien qui est qui. Manque plus que la bande punk, Olivia Clavel étant censée être une égérie du "punk français", ce sera sans doute pour le tome suivant. Et Télé, pas douée décidément en close-combat, se fait une fois de plus capturée et traitée ignoblement de "meuf de salon". Sais pas ce que c'est ça doit être une variété de pékinois.
Elle est bien sûr défiée par la chef de rayon, c'était déjà la mode. On s'échange quelques mots doux genre "lâche moi la motte", il y a des combats un peu polochon, et Télé se retrouve embarquée en Vespa avec ses nouvelles copines.
Séquence troublante : la réalité vraie s'invite dans ce monde jusque là clairement fantasmé, sous les traits de Garance, petite soeur d'Olivia (Garance Clavel, l'actrice)
Télé-Bond frime pour épater Garance, elle transforme vite fait le scooter en avion et lui présente la fée du logis, qui contrairement à ce que l'on pourrait croire ne ressemble à rien. Ou à un poulpe à la rigueur.
Il y a des carreaux noirs et blancs partout, et je me mets du collyre dans l'oeil pour la 3 ème fois.
La fée révèle à Télé des choses profondes et vraies, mais surtout l'ombre parle par la bouche de la fée, l'ombre de la prisonnière souvenez-vous. Cette ombre, qui est de plus en plus sexy ne laisse pas indifférent(e) Télé, ça se voit mais passons, il y a l'innocente Garance dans la case d'à côté.
Télé, chef de meute, s'en va à la guerre au royaume des ombres, Garance retourne chez les rockeuses en posant à Télé cette question fondamentale : "sommes-nous envahies ou avons-nous envahi nos ennemies, dis ?"
On ne le saura jamais, car la trêve entre les divers partis LGBT de l'album est signée, la joyeuse troupe se retrouve à un concert d'une certaine Elli (une chanteuse à la mode à Paris en 83).
A ce moment-là, une "tempête de temps" vient brouiller l'image du pauvre Joe Télé, qui en devient tout abstrait, mais il/elle retrouve heureusement ses esprits et son ombre.
La dessinatrice se rappelle soudain que Télél est toujours sous l'eau, il remonte à la nage et se retrouve au Royaume Interdit, celui des ombres qui font de la philosophie.
Là, je songe mélancoliquement qu'un doliprane pourrait m'aider à terminer cette chronique...
Parce qu'en fait, ce Royaume Interdit n'est pas encore le bon endroit : la jolie prisonnière ne s'y trouve pas, elle réside en fait dans un pays au doux nom de "studio-inconnu" !
Olivia/Télé craque, on la comprend, elle se met comme tous les gens qui craquent à creuser le mur, lequel se transforme en une fille nue, ouf c'est sa copine idéale, les murs ont la parole.
Les deux créatures iconiques sont alors bannies pour toujours du Royaume des Ombres, qui ne sont que des images on l'a compris, et Télé se rend compte qu'elle va devoir vivre avec son ombre jusqu'à sa mort. Ca arrive.
Ca aurait pu faire un film, cette histoire.
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